L’urgence des mères solo avec Johanna Luyssen #243

Élever un enfant seul reste un défi quotidien pour un nombre croissant de familles en France. Aujourd’hui, une famille sur quatre est monoparentale, et dans plus de 80 % des cas, c’est une mère qui assume seule la charge des enfants. Derrière ces chiffres se cachent des réalités souvent méconnues : précarité économique, isolement, charge mentale immense, mais aussi des parcours choisis et assumés.

Journaliste à Libération, Johanna Luyssen connaît intimement ces enjeux. Dans Si je veux, mère célibataire par choix et Mères solo, le combat invisible, elle raconte son désir d’enfant en dehors du couple et l’injustice structurelle qui pèse sur les mères célibataires.

À travers son témoignage, elle met en lumière les inégalités persistantes mais aussi la force et la créativité de celles qui refusent de subir. Cet article revient sur son expérience et propose quelques ressources et pistes de réflexion pour les parents qui doivent, eux aussi, élever un enfant seul, qu’ils l’aient choisi ou qu’ils y aient été confrontés.

Choisir ou subir la monoparentalité : un parcours pluriel

La maternité solo par choix : le récit de Johanna Luyssen

À 35 ans, alors qu’elle est correspondante à Berlin, Johanna Luyssen ressent un désir d’enfant qui ne s’inscrit pas dans une relation de couple. Elle confie :

« Il s'est trouvé dans ma vie que j'étais célibataire à 35 ans et c'est arrivé à ce moment-là de ma vie que j'ai voulu avoir un enfant, que le désir d'enfant est apparu en moi et il est apparu sans le couple, sans quelqu'un d'autre, que ce soit un homme ou une femme, il n'y avait personne. »

À l’automne 2017, en plein bouleversement de l’après-#MeToo, elle se demande si ce désir est « légitime » en dehors du cadre traditionnel.

« Il y avait quand même un peu le grand chamboule-tout de MeToo avec beaucoup de choses sur la table : on a notamment quand même beaucoup envoyé valser des choses en termes de patriarcat, et là-dedans, forcément, la question de la parentalité. Et je me suis dit, oui, en fait, pourquoi je devrais la conjuguer forcément cette parentalité, puisqu'elle apparaît là en moi, pourquoi je ne m'écouterais pas un peu ? »

Mais la réalité légale la rattrape : à l’époque, la PMA n’est pas autorisée pour les femmes célibataires en France ni en Allemagne. Johanna explore plusieurs pistes : banques de sperme à l’étranger, insémination en Russie, ou encore sites de coparentalité.

« Il y avait très peu de solutions. Soit, je passais par une banque de sperme […] soit l'option que j'ai prise, qui était une option moins coûteuse, mais qui est quand même assez dangereuse en vérité. »

Soit je passais par une banque de sperme et je faisais une insémination, notamment par une banque danoise, Krios, qui est très connue. Il y avait aussi le choix de la Russie parce que j'étais en Allemagne et que finalement, c'était assez proche. 

Soit l'option que j'ai prise, qui était une option moins coûteuse, mais qui est quand même assez dangereuse en vérité. Et je ne suis pas sûre qu'aujourd'hui, je reprendrai la même. Je ne pense pas. C'était l'option des sites de coparentalité dans lesquels se trouvent des donneurs qui donnent leur sperme sans rien derrière.

Mais ça peut être extrêmement dangereux d'une part parce qu'il a été rapporté que certains hommes profitent de ça pour violer des femmes ou en tout cas, demander des rapports sexuels à des femmes. Et ce n'est pas toujours, même d'un point de vue sanitaire, évidemment, tout à fait recommandé d'avoir recours à ça.

Mais en vérité, des gens le font parce qu'ils sont parfois un peu démunis et n'ont parfois pas les 5000 euros qui sont nécessaires pour une PMA en fait. »

Après plusieurs tentatives infructueuses, la maternité advient finalement de manière inattendue :

« Au bout d'un moment, pour le coup, je suis tombée enceinte par un accident, vraiment un accident, c'est un mot étrange, mais en tout cas, de manière totalement inopinée. »

Elle assume pleinement ce choix et revendique une maternité solo par désir, un mode de vie qu’elle trouve « émancipateur ».

« Et à partir du moment où j'ai commencé à penser ça (que je n'étais pas obligée de conjuguer la parentalité, NDLR), je me suis rendu compte qu'évidemment, c'était un univers en soi, que c'était tout à fait possible, que c'était un mode de vie désirable, que c'était quelque chose que je trouvais émancipateur, que je trouvais beau. »

Les mères solo après une séparation

Toutes les mères célibataires n’ont pas fait ce choix initial. La majorité se retrouve en situation de solo-parentalité après une rupture. Johanna souligne combien, dans de nombreux couples hétérosexuels, la charge éducative pesait déjà sur la mère bien avant la séparation.

« La monoparentalité éducative ne suit pas nécessairement la rupture, elle la précède. »

Cette observation rejoint la notion de « married single mom », ces femmes « en couple et qui ont pourtant quasiment la vie d'une mère solo tout en ayant quand même un homme à gérer en plus ».

Lorsqu’une séparation survient, la répartition des tâches reste la même, mais avec moins de ressources financières. Les femmes se retrouvent ainsi à porter seules la responsabilité d’une famille monoparentale, souvent dans un contexte de précarité accrue.

Les défis pour élever un enfant seul aujourd’hui

Un poids financier encore mal reconnu

Pour de nombreuses mères célibataires, la précarité économique reste la première épreuve. Les pensions alimentaires sont rarement à la hauteur :

« La pension alimentaire en France, la moyenne, c'est 190 euros par mois, ce qui est en fait le minimum de l'allocation de soutien familial donné par la CAF quand il n'y a pas de pension. Tout le monde sait que 190 euros par mois pour un enfant, ce n'est rien », précise Johanna Luyssen.

À cette insuffisance s’ajoutent les inégalités de genre qui jalonnent toute une vie :

« Vous partez avec des désavantages, vous les accumulez dans un continuum toute votre vie jusqu'à la retraite où c'est la cata, parce qu'en plus, la réforme de la retraite n'est pas favorable aux femmes », explique Johanna.

Ces écarts touchent particulièrement les familles monoparentales, où la perte d’un second revenu et les dépenses liées au logement pèsent lourd. Johanna Luyssen le rappelle :

« L'INSEE vient de rendre un rapport sur la pauvreté (chiffres-clés publiés le 7 juillet 2025). On parle encore d'une augmentation énorme des parts de familles monoparentales dans le taux chez les pauvres en France. »

Une réalité qui illustre la précarité des mères célibataires et la nécessité d’un engagement politique plus fort.

Charge mentale et isolement

Au-delà des difficultés financières, élever un enfant seul signifie aussi porter une charge mentale permanente. Johanna décrit cette expérience faite d’ambivalence :

« Je pense que beaucoup de parents se reconnaîtront là-dedans, c'est à la fois merveilleux et à la fois éreintant et à la fois, on se dit “oh là là, purée, c'est lourd” et des fois, on a envie de sortir un peu la tête de ça, puis on se dit : mais c'est génial et en même temps je n'ai jamais aimé autant avec cette intensité-là, etc. 

J'avais une image de la parentalité comme quelque chose de très fort sentimentalement, humainement, comme une expérience un peu ultime de l'amour et de ce qu'on peut apporter à l'autre.

J'étais loin de m'imaginer quand même la réalité. J'étais loin de m'imaginer le manque de sommeil à ce point-là, quoi. Mais j'étais aussi loin de m'imaginer l'incroyable chance de voir un être grandir. Franchement, de voir le développement, l'acquisition d'un développement du langage, l'acquisition du langage, moi c'est un truc qui me retourne totalement le cerveau.

[...]En fait, d'assister à ça, d'avoir la chance de voir un être humain comme ça dans son évolution... C'est incroyable, c'est une chance précieuse, c'est génial. Je ne regrette pas pour toutes ces raisons-là. 

Juste parfois, je me dis comment on s'organise pour qu'on ait plus de temps pour soi. »

Johanna Luyssen insiste sur le rôle essentiel de l’entourage :

« La société ne fait plus société. C'est pour ça que le village est important pour élever un enfant. C'est que le village, c'est l'entourage de la mère, mais c'est la société tout entière. »

Dans ce contexte, le soutien du « village » — qu’il s’agisse de proches, de réseaux d’entraide ou de services publics — devient indispensable pour limiter l’isolement et permettre aux parents solos de préserver un équilibre entre amour et épuisement. Cette notion de « village » autour de l'enfant a déjà été évoquée à plusieurs reprises par les invités du podcast Les Adultes de Demain. Boris Cyrulnik en fait part dans l'épisode sur la carence affective, Léa Johansen, alias Manapani, l'évoque également lorsqu'elle parle de la parentalité scandinave. Et Charlotte Meyer la mentionne aussi quand elle explique les liens entre parentalité et écologie

Briser les stéréotypes autour des mères et pères solos

Des clichés tenaces sur les mères célibataires

Les mères célibataires doivent encore affronter une série de stéréotypes profondément ancrés. Johanna Luyssen dresse un constat sans détours de ces images réductrices de la maman solo :

  • la mère fusionnelle

« Il y a la mère fusionnelle qui, du coup, n'y arrive pas. Comme si ce n'était pas du tout le père qui n'était pas là, qui payait une fois sur deux, qui venait parfois pas le samedi chercher ses enfants. »

  • la mère débordée

« Il y a le stéréotype de la mère dépassée par ses enfants qui, du coup, ferait n'importe quoi. »

Un jugement qui ignore les réalités économiques et sociales : manque de services publics, difficultés de logement, discriminations au quotidien.

  • la mère courage

Johanna dénonce ce cliché encore plus insidieux que les autres.

« C'est le cliché de la mère courage. Alors ça, on adore. Emmanuel Macron, il nous l'a beaucoup sorti. La mère célibataire courage. Vraiment, il va les laisser crever tranquillement. »

Un hommage de façade qui masque, selon elle, l’inaction politique.

« Elles ne veulent pas votre pitié. Elles veulent de l'argent, en fait. »

Un regard bien différent sur les pères solos

Lorsque les rôles sont inversés, la perception sociale change radicalement. Johanna observe :

« Le postulat de départ, c'est très important, c'est que les pères ne souffrent pas tout à fait des mêmes difficultés économiques et sociales parce que ce sont des hommes. »

Même lorsqu’ils rencontrent quelques préjugés, ces derniers restent mineurs :

« Là où ils subissent des discriminations, c'est par exemple parce qu'on va penser que forcément ils ne savent pas faire, que c'est compliqué parce que c'est des hommes et qu'ils ne savent pas prendre en charge des choses. »

Résultat : les pères solos bénéficient souvent d’une solidarité spontanée que les mères attendent en vain.

« La plupart du temps, ce sont des femmes qui elles-mêmes prennent le relais des pères solos parce que quand même, ça serait tellement compliqué que des hommes aident des hommes pour s'occuper d'enfants. Je crois que je n'ai jamais vu ce schéma. Nulle part. »

Cette différence de traitement illustre combien la solo-parentalité reste marquée par des biais de genre, et combien il est nécessaire de déconstruire ces stéréotypes pour reconnaître pleinement la diversité des familles monoparentales.

 

Élever un enfant seul n’est pas seulement un défi personnel : c’est aussi un enjeu collectif qui appelle une société plus solidaire et des politiques publiques réellement attentives aux réalités des parents solos. Comme le rappelle Johanna Luyssen, la reconnaissance de leur précarité et de leurs droits passe avant tout par une prise de conscience politique.

Pour découvrir l’intégralité de son témoignage et approfondir la réflexion, nous vous invitons à écouter l’épisode complet du podcast Les Adultes de Demain consacré à cette interview.

N’hésitez pas à partager cet article autour de vous : donner de la visibilité à ces récits, c’est déjà contribuer à mieux soutenir les familles monoparentales et à faire évoluer les mentalités.

Ressources complémentaires pour mères solos et plus généralement, parents élevant seuls leurs enfants

Pour enrichir la réflexion des parents solos, nous vous invitons également :

Références :

Mères solos : Le combat invisible, Johanna Luyssen, Payot, 2024
Si je veux : Mère célibataire par choix, Johanna Luyssen, Grasset, 2022

Les liens sur les livres sont affiliés auprès de Amazon. Le livre n’est pas plus cher pour vous, mais il permet de percevoir une petite commission pour Les Adultes de Demain. Cela nous aide à continuer ce partage de contenus.

Nos réseaux sociaux :

Notre site web : https://www.lesadultesdedemain.com/

Instagram : https://www.instagram.com/lesadultesdedemain/

Facebook : https://www.facebook.com/lesadultesdedemainpodcast

Nous écouter

Apple podcast : https://podcasts.apple.com/fr/podcast/les-adultes-de-demain/id1498741069

Spotify : https://open.spotify.com/show/2ZWIN9YMWh2FySlssutoK1

Deezer : https://www.deezer.com/fr/show/859442#:~:text=Les%20Adultes%20de%20Demain%20est,si%20inspirant%20de%20sa%20m%C3%A8re.

Pour nous soutenir, n’hésitez pas à nous laisser vos avis sur Apple Podcast ou Spotify et abonnez-vous à notre chaîne Youtube pour ne plus rater aucun épisode !

Suivant
Suivant

Ville à hauteur d’enfants : comment Lyon change d’échelle avec Tristan Debray #242