Éducation au goût des enfants : un enjeu de société avec Camille Labro #244

L’éducation au goût des enfants est bien plus qu’une question de palais : c’est un enjeu de santé publique, de société et même de politique. Que mettons-nous dans l’assiette des plus jeunes, et comment cela influence-t-il leur rapport au monde ? Journaliste culinaire depuis plus de vingt ans et fondatrice de l’association L’École Comestible, Camille Labro milite pour une véritable pédagogie du goût. Dans cet entretien avec Stéphanie d’Esclaibes, elle explique pourquoi initier les enfants au goût peut transformer durablement nos habitudes alimentaires et préparer les adultes de demain à mieux vivre.

Pourquoi l’éducation au goût des enfants est essentielle ?

Bien manger : un besoin vital et politique

Manger n’est pas seulement une question de plaisir, c’est un acte vital et profondément politique. Comme le rappelle Camille Labro,

« bien se nourrir, ça veut dire bien vivre, ça veut dire avoir des forces et de l'énergie pour faire des choses. Mal se nourrir, ça veut dire être malade, ça veut dire ne pas pouvoir vivre correctement. C'est une question très simplement de vie ou de mort. Évidemment que c'est politique ».

Pourtant, selon elle, l’alimentation est encore trop souvent reléguée au second plan par les décideurs.

« L'alimentation est au carrefour de tous les enjeux du moment […] C'est un enjeu lié au dérèglement climatique, à l'agriculture, au traitement des terres, des eaux, à l'air. C'est un enjeu sociétal, économique. C'est un enjeu de santé monumental »

Mais le ministère de l'Agriculture et de l'alimentation a perdu l'alimentation en cours de route.

Les dérives du système agroalimentaire

Derrière nos assiettes, c’est tout un système qui montre ses limites. Camille Labro pointe les dérives d’une industrie alimentaire plus tournée vers le profit que vers la nutrition :

« on est vraiment victime d'un système agroalimentaire qui n'est plus là pour nourrir les gens, mais là pour enrichir quelques grandes entreprises et leurs patrons ».

Un chiffre qu’elle cite illustre cette situation :

« sur l’entièreté de l'argent dépensé pour nous nourrir, il y a 7 % qui reviennent aux producteurs ».

Le reste se perd dans les intermédiaires, la transformation et la distribution. Une absurdité qui, selon elle, pénalise à la fois les agriculteurs et les consommateurs.

L’illettrisme alimentaire : redonner des repères aux enfants

Face à ce constat, l’éducation au goût apparaît comme une réponse pour armer les jeunes générations. Camille Labro parle d’un véritable « illettrisme alimentaire », qui touche de nombreux enfants incapables de reconnaître ou de nommer des légumes pourtant courants.

Lors des ateliers de l’École Comestible, elle observe souvent la même scène :

« en général, il y a trois types de légumes qu'ils reconnaissent. Ce sont ceux qui sont les plus présents dans la littérature enfantine : les carottes, les radis roses et le chou-fleur parce qu'il est très reconnaissable. Et après, c'est le grand blanc. Donc effectivement, on a souvent l'impression de réalphabétiser les enfants et de leur apprendre à décrypter, à nommer et à reconnaître plus de légumes. ».

Mais la bonne nouvelle, dit-elle, c’est que les enfants apprennent vite :

« surtout quand ils ont goûté et surtout quand ce sont eux qui ont fait. Ils s'en souviennent après ».

Comment initier les enfants au goût dès le plus jeune âge ?

Redécouvrir les légumes et les saveurs

Contrairement aux idées reçues, les enfants ne rejettent pas spontanément les légumes. Camille Labro l’affirme :

« le fait que les enfants n'aiment pas les légumes, je crois que c'est plutôt dans la tête des adultes que dans la tête des enfants ».

Lors des ateliers de l’École Comestible, tout commence par une simple cagette de saison, remplie de légumes encore pleins de terre. Les enfants les manipulent, les observent, les épluchent puis les goûtent. Ce processus leur permet de dépasser les a priori et de redécouvrir des saveurs oubliées.
Camille partage souvent une expérience marquante :

« un navet cru tout seul, c'est un peu amer, mais si on met une goutte de citron ou de sel, en fait, c'est super bon ».

Une découverte qui, répète-t-elle, « marche à tous les coups ».

Ateliers pratiques et pédagogie active

L’éducation au goût ne repose pas sur la démonstration de chefs étoilés, mais sur des gestes simples et accessibles.

« Ce qu'on fait à l'École Comestible, ce ne sont pas des ateliers avec des grands chefs avec des toques sur la tête […]. Non, on montre aux enfants qu'est-ce qu'un légume », explique Camille Labro.

À travers des expériences concrètes, les enfants apprennent à différencier les saveurs – sucré, salé, acide, umami, amer – ou encore à préparer une vinaigrette. Ils découvrent aussi qu’ils sont capables de cuisiner eux-mêmes :

« il peut apprendre à faire une pizza lui-même en faisant la pâte avec juste un peu de farine et de l'eau et quelques légumes et un peu de fromage ».

Cette pédagogie active leur permet de se réapproprier leur alimentation tout en développant fierté et autonomie. Ils comprennent qu'ils peuvent se régaler avec des produits très simples, bons pour la santé.

Cette pédagogie n’est pas sans rappeler l’expérience pionnière d’Alice Waters aux États-Unis. Marraine de Camille Labro et cheffe visionnaire, elle a créé il y a trente ans le projet Edible Schoolyard dans un collège de Berkeley. Là-bas, les élèves apprennent en cultivant un potager et en cuisinant, intégrant le goût et le vivant au cœur de leur éducation.

« Son envie, c'était vraiment d'impliquer et d'imbriquer ce qu'on appelle aussi, nous, l'éducation comestible dans les systèmes éducatifs de base », raconte Camille.

Une initiative qui a inspiré des milliers d’écoles dans le monde… et qui a nourri la naissance de l’École Comestible en France.

Le rôle du collectif et de la transmission

Au-delà des connaissances culinaires, l’éducation au goût devient un levier de socialisation.

« On pousse vraiment à ce que ce soit un travail collectif où les enfants échangent », souligne Camille Labro.

Jardiner à l'école, à la maison, cuisiner, partager un plat : toutes ces activités nourrissent le sens du collectif.
Camille Labro insiste aussi sur la dimension intergénérationnelle. Les enfants deviennent parfois eux-mêmes des passeurs de savoir :

« les jeunes d'aujourd'hui vont même parfois éduquer leurs parents. Et ça, on ne s'y attendait pas vraiment ».

L’éducation au goût des enfants dépasse ainsi le cadre de l’école. Elle contribue à créer une culture commune autour du bien manger et du respect du vivant.

Le rôle des cantines scolaires dans l’éducation alimentaire

L’école, un levier de transformation

Si les cantines scolaires jouent un rôle crucial, l’ensemble du système éducatif est concerné par l’alimentation. Camille Labro le rappelle avec force :

« Moi, je suis une grande, grande supporter de l'école publique. J'y crois énormément. Pour moi, c'est un des derniers bastions de la vraie démocratie où tout enfant a le droit de recevoir un savoir, des savoir-faire ».

Mais elle constate aussi des manques, notamment sur l’ouverture au vivant :

« il n'y a rien de plus triste qu'un enfant qui a 7, 8, 9 ans et qui passe sa journée devant un pupitre avec un cahier et un stylo. […] À un moment, il faut que ces enfants se reconnectent avec le monde ».

Pour elle, l’alimentation rejoint d’autres disciplines transversales comme les compétences psychosociales ou l’école dehors. Jardiner, manipuler des légumes, faire pousser un potager : autant d’activités qui permettent de mieux comprendre le monde et de grandir.

« Alors, un, ça ne coûte pas cher. Deux, ce n'est pas difficile. Trois, ce n'est pas sale », insiste-t-elle, convaincue que ces initiatives peuvent devenir de vrais projets d’école.

Ce constat rejoint d’ailleurs d’autres réflexions sur la nécessité de végétaliser les espaces de jeux et d’apprentissage. Ainsi, Lyon a inclus dans son programme de ville à hauteur d’enfants une démarche de végétalisation à l’intérieur des écoles et à leurs abords.

Les limites de l’industrialisation des repas

Les cantines scolaires occupent une place centrale dans l’alimentation quotidienne des enfants. Pourtant, leur fonctionnement révèle de nombreuses failles. Camille Labro rappelle que :

« le pire, c'est la délégation externe. En fait, c'est fait par une société ailleurs, ça arrive en liaison froide, c'est réchauffé sur place ».

Dans ces conditions, la qualité des plats se dégrade et le goût se perd. Mais au-delà du contenu des assiettes, c’est aussi le rôle du personnel de cantine qui s’appauvrit :

« les personnes sur place qui ont une formation de cuisinierou cuisinière se retrouvent à être des réchauffe-plats et donc perdent tout le sens de leur métier ».

Camille Labro nuance cependant en évoquant d’autres modes d’organisation :

« après il y a la centralisation qui est sous la responsabilité de la commune, de la mairie, enfin ça dépend de la taille des villes ou des communes. Et là, ça peut être mieux s'il y a des choix politiques qui sont faits, notamment sur l'approvisionnement, le type de légumes utilisés, la proportion du bio ou du local qui est dans les menus ».

Mais là encore, la réalité est souvent décevante :

« c'est très souvent quand même en liaison froide et sur la liaison froide qui est réchauffée sur place, il y a une déperdition notoire et de goût et de nutriments de facto et puis toujours pas d'interlocuteur en fait ».

Redonner du sens aux cuisiniers et au goût

Pour Camille Labro, la première étape d’une amélioration des repas scolaires passe par le retour de véritables cuisiniers dans les cantines. Leur présence donne un visage et une valeur au travail de préparation des repas.

« Un enfant ne peut pas se rendre compte du travail qui a été fait dans son assiette […] s'il n'a pas quelqu'un en face avec qui il peut dialoguer », insiste-t-elle.

À l’image des chefs qui observent leurs clients dans un restaurant, les cuisiniers scolaires pourraient retrouver une satisfaction et une reconnaissance :

« ça fait une gratification incroyable ».

Encore faut-il que leur formation intègre davantage la dimension du goût, et pas uniquement l’hygiène ou la gestion budgétaire.

Vers un lien entre école, producteurs et familles

Les cantines ne devraient pas fonctionner en vase clos. Pour Camille Labro, l’idéal est de créer des ponts entre enfants, enseignants, cuisiniers et producteurs locaux.

« On essaye de faire des ponts en fait entre ces deux mondes […] et qu’on puisse créer en fait des liens entre les enfants qui réfléchissent au menu des cantines, qui choisissent avec les cuisiniers ce qu'ils vont manger ».

Cette démarche favorise une alimentation de qualité, ancrée dans le territoire, tout en renforçant l’éducation au goût. Les cantines pourraient ainsi devenir de véritables lieux d’apprentissage et de citoyenneté alimentaire.

éducation au goût des enfants : cuisiner en famille, leur faire confiance et leur donner confiance, les responsabiliser

© Ketut Subiyanto

Famille et alimentation : trouver un juste équilibre

Échapper aux injonctions et à la culpabilité

À la maison, l’alimentation devient parfois source de tension et de culpabilité pour les parents. Camille Labro le reconnaît :

« pour de nombreux parents, l'alimentation devient presque un sujet de culpabilité dans un quotidien qu'on sait très chargé ».

Face à ces injonctions, elle préfère une approche bienveillante :

« on leur donne aucune injonction, on leur montre que c'est possible et que c'est facile ».

Pour cela, les parents sont d’ailleurs régulièrement conviés aux ateliers de l’École Comestible, afin d’expérimenter eux-mêmes des pratiques simples. Ils peuvent ainsi constater qu’il est possible de bien nourrir sa famille sans pression excessive.

Acheter local, cuisiner rapidement et éviter les produits ultra-transformés sont autant de pistes accessibles, qui redonnent confiance aux parents. Elles ouvrent la voie à une alimentation familiale plus sereine.

Responsabiliser les enfants à la maison

L’éducation au goût ne s’arrête pas aux portes de l’école. Elle se poursuit dans la sphère familiale grâce à la participation des enfants.

« Parfois, c'est deux trois mouvements, c'est possible de faire un bon repas en 20 minutes surtout si on se fait aider par ses enfants », explique Camille Labro.

L’idée est simple : transformer la préparation des repas en moment de partage.

« Tiens, tu vas découper ça pendant que moi je vais faire ci ».

Ou encore :

« tiens, moi, j'aimerais faire une salade. Bah vas-y fais une salade, laissez-les faire, faites leur confiance », s'enthousiasme Camille Labro

Cette responsabilisation des enfants nourrit la confiance en soi et développe le plaisir de cuisiner ensemble.

Le pouvoir d’action des parents dans les écoles

Au-delà du foyer, les parents disposent aussi d’un levier citoyen pour améliorer l’alimentation scolaire. Camille Labro encourage vivement à s’impliquer :

« si vous avez l'occasion, participez aux commissions de cantine […] on a un vrai pouvoir ».

En questionnant la diversité des menus, en proposant des alternatives plus saines ou locales, les parents peuvent influencer concrètement ce que leurs enfants mangent chaque jour.

« On n'a pas besoin d'avoir créé des assos ou d'être député pour faire ça, c'est vraiment un pouvoir de citoyen », insiste-t-elle.

Transmettre aux enfants le goût de vivre

À travers son engagement, Camille Labro défend une vision globale : l’éducation au goût des enfants dépasse le simple cadre alimentaire. Elle constitue une manière de préparer une génération plus consciente, responsable et épanouie.

Lorsqu’on lui demande ce qu’elle souhaite aux enfants d’aujourd’hui, elle répond simplement :

« J'aimerais qu'ils aient le goût de vivre, j'aimerais qu'ils gardent le goût de vivre ».

Un vœu qui résume toute l’ambition de l’éducation au goût : transmettre aux enfants non seulement le plaisir de bien manger, mais aussi une joie de vivre essentielle pour devenir les adultes de demain.

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