Prévenir les violences faites aux bébés : le combat d’Aude Lafitte #234
Prévenir les violences faites aux bébés est une urgence encore trop ignorée. En 2019, Aude Lafitte perd son fils Timothée, victime d’un syndrome du bébé secoué. Il avait deux mois. L’auteur de ce geste, le propre père de l'enfant, l’a violemment secoué pendant qu’Aude s’était absentée pour un rendez-vous médical.
Ce drame marque le début d’un engagement sans relâche pour Aude Lafitte. Elle fonde l’association AVI – Action contre les Violences Infantiles – pour lutter contre les violences subies par les enfants de 0 à 3 ans. Une période de la vie où les tout-petits sont particulièrement vulnérables, et pourtant largement invisibles dans les politiques de protection.
À travers son témoignage dans le podcast Les Adultes de Demain, elle alerte sur une réalité dérangeante : les violences sur les bébés existent, elles sont majoritairement intrafamiliales, et elles restent trop souvent niées.
Le syndrome du bébé secoué : une violence méconnue et trop banalisée
Le syndrome du bébé secoué provoque des lésions cérébrales graves. Il survient lorsqu’un adulte secoue violemment un nourrisson, provoquant des saignements dans le cerveau. On parle de TCNA/SBS, pour Traumatisme Crânien Non Accidentel par secouement ou plus communément Syndrome du Bébé Secoué. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas un accident de parcours dans une parentalité difficile. C’est une violence volontaire, commise dans l’immense majorité des cas au sein même de la famille.
Le diagnostic repose sur des examens précis. À l’hôpital Necker, il a été établi « immédiatement » pour Timothée.
« Ils font les examens qui permettent d’observer des lésions qui sont typiques de cette violence-là », explique Aude Lafitte.
Ces lésions, bien identifiées, rendent le diagnostic « scientifiquement indiscutable ».
Chaque année, plusieurs centaines de bébés sont victimes de ce syndrome en France., même s'il est impossible de recenser précisément les victimes, en l'absence d'étude épidémiologie nationale (informations complémentaires sur le TCNA/SBS auprès de Santé Publique France).
Syndrome du bébé secoué : des chiffres alarmants et révélateurs
Dans l'épisode, Aude Lafitte s'appuie sur les chiffres fournis par le dossier de presse du gouvernement en janvier 2022, dans le cadre de la campagne nationale de sensibilisation au syndrome du bébé secoué :
70 % des auteurs sont les pères ;
20 % des assistantes maternelles ;
et moins de 10 % les mères.
Pourtant, « c’est la mère qui passe le plus de temps à s’occuper d’un nouveau-né », fait remarquer Aude Lafitte.
Autres données révélatrices de la méconnaissance de cette violence infantile : les bébés secoués l'ont été en moyenne 10 fois avant que finalement il ne soit transporté à l'hôpital.
Face à ce constat, Aude Lafitte explique que pourtant :
« on présente encore le bébé secoué, cette violence-là, comme un pétage de câble, comme un adulte qui s’occupe très bien d’un enfant, et puis d’un coup, un jour, va craquer. »
Or, ce n'est pas vrai :
« Et le chiffre de la récidive, avec cette moyenne de dix épisodes de secouements sur un même bébé, ça déconstruit complètement cette idée. »
Les séquelles dramatiques du syndrome du bébé secoué
Les conséquences médicales sont dramatiques. Un enfant sur dix décède des suites de ces violences. Trois sur quatre gardent des séquelles graves à vie : cécité, paralysie, troubles moteurs ou cognitifs, retards de développement, troubles du comportement. Certaines séquelles apparaissent dès les premiers jours, comme la perte de la vue, d’autres ne se manifestent qu’à l’entrée à l’école.
« On va observer les séquelles au fur et à mesure des apprentissages, des acquisitions ou des non-acquisitions de l’enfant. Ce n'est peut-être à 15, 18 mois, qu’on actera que l’enfant n’accède pas à la marche. C’est souvent à l’entrée à la maternelle aussi qu’on va pouvoir identifier tout un tas de séquelles [...] Il y a autant de séquelles qu’il y a d’enfants. On va avoir des enfants dans les cas les plus graves qui ne parleront jamais, qui ne marcheront jamais, qui ne seront pas en capacité de s’alimenter tout seuls… [...]. Et puis, on a des séquelles plus invisibles, avec des choses qui peuvent aussi ressembler au spectre autistique, par exemple. C’est très, très varié. »
La cause réelle du syndrome du bébé secoué
Il faut aussi sortir des récits réducteurs. Celui d’un parent à bout, face à un bébé qui pleure, qui craquerait dans un moment de désespoir. Aude Lafitte est catégorique :
« Ce n’est pas une histoire de pleurs, c’est vraiment une histoire de violence.
On parle aujourd’hui de cette violence-là comme si c’était un accident de la parentalité. Mais ce n’est pas vrai. C’est vraiment de la violence. Et c’est ça qui devient un petit peu difficile à identifier, c’est que ce sont des adultes qui, en présence d’autres adultes, vont savoir très bien se retenir et ne vont pas montrer une quelconque violence.
En revanche, quand ils vont se retrouver seuls avec un nouveau-né ou un tout-petit, eh bien ils n’auront plus le frein que représente le regard des autres. Et c’est là où ils vont déverser leur violence sur cette victime, qui est un peu la victime parfaite, parce qu’elle ne parle pas, elle ne peut pas se défendre. »
Par ailleurs, tous les bébés pleurent. Mais moins d’un sur mille est secoué.
« Si les pleurs étaient l’élément qui expliquait le passage à l’acte, tous les bébés seraient secoués. On n’aurait pas 500 bébés secoués par an en France, on aurait 700 000 bébés secoués par an en France », explique Aude Lafitte.
Ce n’est donc pas le pleur qui provoque la violence, mais bien la capacité d’un adulte à s’en prendre à plus vulnérable que lui.
Le rapport adulte-enfant problématique
Das un précédent épisode, David Dutarte évoquait la vision de Jesper Juul sur la relation adulte-enfant et la nécessité de la faire évoluer pour tendre vers une équidignité.
Parce qu'on en revient finalement toujours au même constat :
« Tant qu’on considérera que l’adulte est supérieur à l’enfant, et a fortiori supérieur au bébé, on laisse la place aux violences », explique Aude Lafitte.
Le problème est dans ce rapport de domination de l'adulte sur l'enfant.
« La violence, elle part de là. De ce sentiment de supériorité et de : « je vais te faire obéir », « je vais faire en sorte d’obtenir ce que je veux de toi ». Et c’est le cas pour toutes les violences. C’est le cas pour les violences faites aux femmes, les violences sur les animaux et sur les enfants, évidemment. Donc c’est vraiment ce rapport de domination, selon moi, qu’il faut parvenir à éradiquer. Et considérer l’enfant comme un être égal à l’adulte, qui a besoin de l’adulte, oui, parce qu’il y a une situation de dépendance, mais pas une situation de domination », précise Aude Lafitte.
Maltraitance infantile : un fléau invisible chez les 0-3 ans
Les 0-3 ans, une tranche d’âge particulièrement vulnérable
Avant trois ans, les enfants ne parlent pas encore. Ils ne vont pas à l’école. Ils vivent dans une sphère familiale fermée. C’est ce qui rend les violences subies à cet âge presque invisibles aux yeux de la société.
Aude Lafitte rappelle que le 0-3 ans est le grand oublié des politiques publiques, des associations, des campagnes de prévention, des initiatives :
« Il ne va pas encore à l’école, il est préverbal, donc on ne peut pas recueillir sa parole, et puis il est un peu prisonnier de son foyer. »
Alors même que 80 % des violences faites aux enfants sont intrafamiliales, il n’existe que peu de relais extérieurs pour détecter ce qui se passe dans les tout premiers mois de vie. L’école, souvent considérée comme le premier filet de sécurité, n’a pas encore ce rôle pour les tout-petits.
Des formes multiples de violence infantile
La maltraitance infantile ne se limite pas aux violences physiques. Elle inclut aussi les violences psychologiques, sexuelles, et les négligences graves. Ces dernières sont d’autant plus dangereuses qu’un bébé ne peut pas compenser seul un besoin non satisfait.
Aude Lafitte donne un exemple simple :
« Un enfant de 6 ans qui a soif […] va être en capacité de demander un verre d’eau (voire de se servir, NDLR). […] Un bébé, il ne peut pas. Sauf qu’un bébé déshydraté, ça peut conduire à la mort. »
Elle alerte aussi sur les négligences affectives, comme ignorer un bébé, ne pas répondre à ses pleurs, ou encore le laisser seul dans un environnement insécurisant.
« Un cri, pour un bébé, c’est un tremblement de terre. »
Parmi les exemples évoqués, certains choquent par leur banalité :
« Dans la rue, on voit les poussettes et les adultes qui vont se protéger avec leur parapluie mais pas couvrir la poussette. »
On observe aussi des pratiques institutionnelles alarmantes, comme le fait de faire voyager des bébés confiés à l’Aide sociale à l’enfance seuls en taxi, sans adulte pour les accompagner.
Depuis 2019, la loi française interdit pourtant toute forme de violence éducative, y compris les violences éducatives ordinaires comme les cris, l’isolement ou la fessée. Mais pour Aude Lafitte, cette loi est encore insuffisamment connue :
« Malheureusement, on n’a sûrement pas assez communiqué sur cette loi, qui est fondamentale. »
Elle insiste :
« Il faut vraiment outiller les parents, leur faire prendre conscience du fait que ce sont des violences. »
Cette reconnaissance légale existe, mais tant que les représentations sociales n’évoluent pas, ces violences continueront d’être banalisées dans l’espace domestique comme dans les institutions.
Maltraitances infantiles : des conséquences durables sur le développement
Les effets de ces violences sont loin d’être temporaires. Ils touchent le développement neurologique, émotionnel et cognitif de l’enfant. L’exemple du syndrome d’hospitalisme – déjà observé dans les orphelinats roumains – refait surface aujourd’hui en France.
« On retrouve ça en France aujourd’hui, dans certains hôpitaux, où on n’a pas le temps de créer ce lien qui est fondamental pour le développement du cerveau de l’enfant. »
Ces violences ont des conséquences documentées : dépression, troubles de l’attachement, échec scolaire, conduites à risque à l’adolescence, vulnérabilité accrue à la pauvreté ou à la violence. Elles laissent une empreinte durable sur la santé physique et mentale.
« Ce sont des conséquences sur toute la vie derrière, avec un impact économique aussi pour la société », renchérit Aude Lafitte.
Prévenir les violences faites aux bébés, c’est donc agir dès les premiers mois de vie, et pas seulement quand l’enfant sait parler ou aller à l’école.
Pourquoi la société ferme-t-elle encore les yeux sur les maltraitances infantiles ?
Un déni collectif face à l’impensable
Lorsqu’un bébé est victime de violences, une forme de déni s’installe. La société refuse d’envisager qu’un adulte puisse s’en prendre à un tout-petit.
« Pour des gens non violents, c’est incompréhensible, c’est insupportable. Et je pense qu’on se bloque, du coup », témoigne Aude Lafitte.
Ce refus d’affronter la réalité conduit à un glissement dangereux : la responsabilité de la violence est parfois déplacée vers la victime elle-même.
« On va être dans l’empathie de l’auteur, à se dire : "Peut-être qu’il était fatigué", "Peut-être que… l’enfant pleurait beaucoup". »
C’est ce que dénonce Aude Lafitte : un bébé qui pleure devient presque coupable d’avoir déclenché la violence, comme si son existence même était à l’origine du drame.
Le poids des représentations culturelles
Ces mécanismes trouvent leur racine dans une vision encore dominante des rapports entre adultes et enfants. L’adulte est vu comme supérieur, détenteur de l’autorité, et l’enfant comme un être mineur, dérangeant ou incapable.
« Un bébé, non, ce n’est pas un petit être horrible qui est là pour nous pourrir la vie. »
Cette vision renforce l’idée que la parentalité serait par nature un sacrifice, et que la violence pourrait être une réponse compréhensible à l’épuisement parental.
« Quand on dit : "Je te comprends, c’est normal d’avoir envie de secouer un bébé", ben non, je suis désolée, ce n’est pas normal. »
Tant que le bébé est vu comme un fardeau, l’interdit social de lui faire du mal reste fragile.
Une justice trop souvent empathique avec les auteurs
Comme nous l'avons évoqué, ce regard biaisé se retrouve dans les tribunaux. Aude Lafitte parle d’une justice marquée par l’empathie pour les auteurs de violences sur enfants.
« Quand on commence à vouloir expliquer et trouver des causes à la violence, on participe à la justifier. »
Elle rappelle que le syndrome du bébé secoué est reconnu par la loi comme un crime passible de 30 ans de réclusion. Pourtant, dans les faits, les condamnations sont bien plus légères. Le père de Timothée a été condamné à cinq ans de prison. Pourtant, « il a tué un enfant. » Mais dans l’inconscient collectif, cet enfant « n’a vécu que deux mois », comme si cela rendait la perte moins grave. En réalité, il a été privé d’une vie entière. lL justice semble mesurer la gravité du crime à l’aune de l’âge de l’enfant.
« On va regarder la vie vécue, le nombre de mois vécus par l’enfant. Et non pas se dire : « on vient de lui enlever 80 ans de vie. » Parce qu’il n'a vécu que deux mois, quelque part (dans l'inconscient) c’est moins grave que si on avait tué un homme de 40 ans », s'insurge Aude Lafitte
Ce renversement de perspective révèle une faille profonde : on juge parfois moins sévèrement la mort d’un bébé que celle d’un adulte, comme si une vie à peine commencée valait moins.
©Shvetsa
Prévenir les violences faites aux bébés : éduquer, impliquer, transformer
Informer et sensibiliser dès la grossesse
La prévention doit commencer avant même la naissance. Pour Aude Lafitte, il est essentiel d’outiller les parents en amont, en leur transmettant des connaissances concrètes sur le développement du bébé, ses besoins, ses fragilités.
« Un bébé, on sait tous qu’on doit tenir sa tête, que c’est très fragile, qu’on doit faire attention… »
Et pourtant, aucun professionnel de santé ne lui avait jamais parlé du syndrome du bébé secoué, ni pendant la grossesse, ni à la maternité.
« Personne ne m’avait jamais parlé de cette violence-là. »
Ce silence doit cesser. Il faut informer clairement sur les risques, sur les signes d’alerte, sur les gestes à éviter, sans tabou.
Mieux impliquer les pères
Un autre levier essentiel de prévention concerne la place des pères. Aude Lafitte le constate : ils sont encore trop souvent mis à l’écart par les professionnels, peu invités à s’exprimer, à se former, à comprendre ce qu’est un nourrisson.
« On va toujours considérer que c’est la maman qui va s’occuper de tout. Et ça, c’est un problème. »
L’association AVI développe des groupes de parole entre papas, mêlant futurs et jeunes pères. Objectif : sortir du fantasme pour entrer dans la réalité de la parentalité, avec ses difficultés, ses joies, ses responsabilités.
« Il faut aussi que le congé paternité soit encore allongé […] pour créer ce lien d’attachement qui va être protecteur pour le bébé. »
Changer la posture parentale, c’est sortir d’un schéma où l’adulte domine, pour entrer dans une relation fondée sur la connaissance, l’empathie et la coopération.
Construire une société protectrice pour les enfants
Aude Lafitte en est convaincue : protéger les bébés, ce n’est pas seulement l’affaire des familles. C’est un enjeu collectif et politique. Cela passe par une transformation du regard social porté sur l’enfant.
Il faut repenser les liens entre générations (cf. épisode sur le rôle des grands-parents), mais aussi renforcer les relais de vigilance dans la société : crèches, PMI, assistantes maternelles, services sociaux. Car aujourd’hui, les tout-petits sont les grands absents des politiques publiques.
L’engagement d’Aude Lafitte est un cri d’alerte, mais aussi un appel à la mobilisation collective. Prévenir les violences faites aux bébés, c’est agir à la racine de toutes les violences futures. C’est refuser qu’un tout-petit soit invisible, exposé, non protégé. C’est remettre en cause une culture où l’autorité de l’adulte justifie trop souvent la maltraitance.
Mais au-delà de la lutte, Aude Lafitte rappelle aussi la beauté de l’enfance. Elle souhaite à chaque enfant non seulement de grandir sans violence, mais aussi de continuer à s’émerveiller.
« J’aimerais leur souhaiter de toujours se souvenir qu’ils ont été des enfants, et de toujours s’émerveiller. »
Cette capacité à s’émerveiller, essentielle au développement de l’enfant, rejoint le message porté dans notre épisode avec André Stern, consacré à l’enthousiasme chez l'enfant. Préserver cette joie, c’est permettre aux enfants de devenir des adultes pleinement vivants, créatifs, confiants.
Soutenir les actions de l’association AVI, c’est donc défendre le droit fondamental des enfants à grandir en paix, en lien, en joie..
Références :
Bébés secoués, la violence inavouable, documentaire disponible sur la chaîne Public Sénat jusqu’au 18/10/2025
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