En finir avec l’infantisme, cette culture de domination envers les enfants, avec Laelia Benoit #170 - Partie 1

Derrière le mot « infantisme » se trouve un concept méconnu, mais percutant, qui met en lumière les discriminations insidieuses dirigées contre les enfants et les adolescents. La pédopsychiatre et sociologue Laelia Benoit nous guide à travers un essai révélateur sur le sujet. Elle offre une perspective essentielle sur la manière dont notre société perçoit et traite sa jeunesse. De l'infantilisation à la dévalorisation, en passant par les préjugés dans des domaines tels que l'éducation et l'environnement, l'infantisme se manifeste de multiples façons. Explorons les origines du terme, les formes distinctes qu'il revêt, découvrons comment d'autres nations luttent contre ce fléau et explorons les pistes pour faire évoluer notre société et prévaloir les droits des enfants.

Qu'est-ce que l'Infantisme ?

L'infantisme est un terme encore méconnu dans le discours public. Il mérite une attention particulière pour sa capacité à éclairer certaines dynamiques sociales profondément ancrées. Laelia Benoit, pédopsychiatre et sociologue reconnue, est l’auteur d’un essai sur l’Infantisme, aux éditions du Seuil. Ce concept est tiré du mot anglais Childism. Aux États-Unis, ce phénomène est en effet reconnu et étudié depuis les années 1970. 

L'infantisme désigne un ensemble de discriminations et de préjugés dirigés contre les enfants et adolescents, uniquement en raison de leur statut d'enfants. Cette notion va au-delà de la simple maltraitance ou négligence. Elle s'infiltre dans les attitudes, les politiques et les pratiques sociales, perpétuant une vision des jeunes comme étant inférieurs, moins compétents et donc, moins dignes de respect et d'autonomie. Ce sont ces préjugés envers les enfants qui nous font croire qu'ils nous appartiennent et que nous pouvons les contrôler. Sortir de cette culture pour défendre le droit des enfants est un combat à mener.

L’infantisme nous amène à reconsidérer notre rapport aux plus jeunes. En société, les enfants sont souvent vus à travers le prisme de l'adultisme, une perspective à travers laquelle l'adulte est la norme et l'enfant, l'altérité.

La pertinence du concept d'infantisme

Origine du mot infantisme

Laelia Benoit a découvert le childism lors de son arrivée aux États-Unis.  Ce fut une révélation : elle pouvait enfin mettre un mot sur une réalité qu’elle observait déjà.  Dans sa jeunesse, elle avait perçu le fait que les adultes ont plein d’idées préconçues et négatives sur les enfants et les adolescents. Puis, en tant que professionnelle de l’enfance, elle est amenée à travailler avec des familles et des enfants. Elle constate chaque jour que les adultes ne prennent pas les enfants au sérieux : « on a tout un tas d’attitudes envers eux qui sont très négatives. »

Avoir enfin un mot pour décrire quelque chose permet de le penser plus clairement. Et de réfléchir à ce qui pourrait être fait pour modifier cette culture. Dans une première intention, Laelia Benoit a souhaité partager ce mot et ce concept en français, d’où son essai sur l’infantisme, traduction du mot childism.

Exemples de préjugés via-à-vis des enfants

L'infantisme, tel que Laelia Benoit l'explique, se manifeste donc à travers une multitude de préjugés et de discriminations envers les jeunes. Ces préjugés sont particulièrement évidents dans les débats et actions autour des enjeux majeurs comme l'urgence climatique. Les jeunes, malgré leur engagement passionné et souvent éclairé pour l'environnement, se heurtent régulièrement à des attitudes condescendantes et à un manque de reconnaissance de la légitimité de leur voix. 

La militante suédoise Greta Thunberg et les nombreuses manifestations des écoliers, collégiens, lycéens et étudiants pour le climat illustrent parfaitement ce point. Ces jeunes, fréquemment taxés d'irréfléchis ou d'irréalistes, font face à un mur de scepticisme et d'infantilisation. Leurs préoccupations sont minimisées ou délégitimées sur la base de leur âge : « On s’intéresse à des détails au lieu de s’intéresser au fond de leur discours ».

  • « Ils sont encore dehors, ils ont raté l’école. »

  • « Ils sont gonflés de nous faire la morale sur la planète alors qu’en fait, ils aimeraient bien avoir un smartphone. »

On a tendance à balayer les inquiétudes des enfants et adolescents, comme s’ils n’étaient pas vraiment des citoyens.  Pour Laelia Benoit, cette attitude dédaigneuse est probablement un des raisons pour laquelle on prend du retard sur l’action climatique.

Les différentes formes d'infantisme

Elisabeth Young-Bruehl, essayiste autrice du livre Childism a décrit trois formes distinctes d’infantisme.

L’infantisme narcissique

Il se caractérise par une perception des enfants comme des extensions de soi, où les attentes et les désirs des adultes prédominent. Dans cette forme, les enfants sont souvent perçus comme des reflets de l'adulte, devant répondre à des standards ou des aspirations spécifiques. Par exemple, un parent qui insiste pour que son enfant suive une carrière précise, non pas pour le bonheur ou l'intérêt de l'enfant, mais pour réaliser un rêve non accompli ou pour valoriser l'image de la famille. Ces attitudes reflètent un désir de contrôler et de façonner les enfants selon un idéal personnel, sans considération pour leur individualité ou leurs désirs propres.

L'infantisme hystérique

Il se manifeste par un renversement des rôles où l'adulte se positionne en besoin de soin ou d'attention, attendant implicitement ou explicitement que l'enfant comble ce besoin. Cela peut par exemple être le cas de certaines familles dans lesquelles les enfants assument des responsabilités d'adultes : ils prennent soin de frères et sœurs plus jeunes ou gèrent les affaires domestiques. Ces enfants sont alors privés de leur enfance et de leur développement naturel. Cette forme d'infantisme peut également se manifester dans le discours public, par exemple, lorsqu'on attribue aux jeunes générations la responsabilité de résoudre des problèmes globaux, comme le changement climatique, sans fournir le soutien ou les moyens adéquats pour y parvenir : « La génération Z, ils sont super motivés, c’est bien, ils vont régler le problème ».

L'infantisme obsessionnel

Cette dernière forme d’infantisme se caractérise par une peur irrationnelle que les enfants et adolescents constituent une menace pour les ressources ou le bien-être des adultes. Dans cette optique, les jeunes sont souvent vus comme des fardeaux, des parasites ou des obstacles, drainant l'énergie, les finances et les opportunités des adultes. 

Cela se traduit par des politiques et des discours qui minimisent l'importance de l'investissement dans l'éducation, la santé et le bien-être des enfants, et par des attitudes qui dépeignent les jeunes comme des êtres égoïstes ou gâtés. Cette forme d'infantisme alimente un cycle de négligence et d'incompréhension, contribuant à une société dans lesquelles les besoins et les droits des enfants sont régulièrement relégués au second plan.

L’infantisme en France et ailleurs dans le monde

Bien que le terme « infantisme » ne soit pas couramment utilisé dans le débat public français, les pratiques et comportements qui le caractérisent sont présentes.

En France, certaines attitudes traditionnelles vis-à-vis des enfants peuvent refléter des aspects de l'infantisme, notamment dans la manière dont la société perçoit et traite les jeunes. Cela se manifeste souvent dans l'éducation, la politique familiale, et même dans les médias. Dans ces derniers, il est par exemple fréquemment question d’enfants tyranniques.  

Laelia Benoit explique que dès que les enfants ou adolescents ont une volonté ou expriment un point de vue qui ne correspond pas à ce qui arrange le monde des adultes, alors on considère qu'ils sont gâtés, tyranniques. On estime qu'ils prennent toute la place et qu'il serait grand temps, d'ailleurs, de les remettre à leur place. C’est le retour à des normes très autoritaristes qui s’appuient sur l’obéissance de l’enfant, au doigt et à l'œil.

Aux États-Unis, même si la société reste très inégalitaire, raciste, elle est très lucide sur elle-même. Les Américains ne nient pas le sexisme, l’homophobie, le racisme. Ils savent que ça existe et ils sont donc ouverts à l’infantisme. Il y a d’ailleurs plus de 50 ans que le terme de childism y a fait son apparition.

D'autres pays ont adopté des approches plus progressistes pour combattre l'infantisme. Les pays scandinaves, par exemple, sont souvent cités comme des modèles en matière de politiques anti-infantisme. Ces pays ont mis en œuvre des politiques éducatives et sociales qui valorisent l'autonomie des enfants, leur bien-être émotionnel et psychologique, et la collaboration respectueuse entre enfants et adultes. La Suède, en particulier, est reconnue pour son approche progressiste en matière d'éducation et de droits des enfants. Elle intégre des principes de respect, d'égalité et d'inclusivité dans ses politiques publiques, comme le rappelle Marion Cuerq dans l’épisode sur l’éducation à hauteur d’enfant en Suède.

En s'inspirant des meilleures pratiques d'autres pays, la France pourrait enrichir sa propre approche en matière de droits des enfants et de lutte contre les préjugés et discriminations à leur égard.

Les obstacles de la lutte contre l’infantisme

Contrairement au problème de l’urgence climatique dont les enfants peuvent s’emparer, il leur est difficile de se défendre face à l’infantisme. Ils ne sont pas suffisamment équipés. Le deuxième obstacle dans ce combat, , c’est qu’on ne reste pas enfant toute sa vie. 

Le passage à l'âge adulte amène souvent à l'oubli des expériences passées. Beaucoup ne se rappellent pas la manière dont ils étaient traités quand ils étaient enfants. Ils n’ont aucune empathie pour l’enfant qu’ils ont été, ils ont oublié. Par contre, ils adoptent ce rôle d’oppresseur qu’ils ont vu jouer par les adultes et se mettent à leur tour à mépriser les enfants. C’est un peu comme si, enfant, on attendait ce moment où l’on devient adulte et où l’on peut faire ce que l’on veut.

Il y a un changement de groupe incontournable, on passe du groupe des enfants à celui des adultes. Alors que pour d’autres types de discriminations, cette évolution est rare. La plupart naissent femme et le reste. Idem pour le racisme, on ne change pas de minorité ethnique comme ça, explique Laelia Benoit. 

Lien entre décideurs et manque d'amour inconditionnel

Dans son livre, Laelia Benoit écrit que « les décisions déterminantes pour notre pays sont souvent prises par des personnes éloignées du champ de l'enfance et détachées de leur enfant intérieur ». Elle explique que certaines personnes attirées par le pouvoir, que ce soit en politique, dans des postes de direction, ou dans des entreprises, ont investi énormément d'énergie dans le travail pour réussir et se surpasser. Une des motivations derrière cette énergie intense est fréquemment une carence affective, particulièrement chez des individus ayant grandi dans des familles exigeantes, mais peu aimantes, surtout en termes d'amour inconditionnel.

L'amour inconditionnel est celui que les parents transmettent à leurs enfants en exprimant simplement leur bonheur que l'enfant existe indépendamment de ses réalisations. C'est un sentiment puissant et fondamental en terme d'amour.

L'absence d'amour inconditionnel dans l'enfance peut motiver certaines personnes à chercher le pouvoir, soit dans l'espoir d'être aimé par les autres, soit dans l'espoir de contrôler les autres, parfois de manière manipulatrice. 

Sans parler des grands tyrans de ce monde, à une moindre échelle, on trouve des leaders qui manquent d'empathie. Ils n’ont aucune conscience que passer du temps ensemble, en famille, entre parents et enfants, c’est merveilleux. Ils ne peuvent pas comprendre qu’avoir juste envie d’être ensemble est primordial pour les autres, parce qu’eux-mêmes ne l’ont pas vécu. Leur vie, c’est leur travail. Et il faudrait qu’il en soit de même pour tout le monde. Ils peuvent négliger l'importance de l'équilibre entre travail et famille et encourager les gens qui sont sous leur autorité à agir ainsi, et donc, à finalement maltraiter leurs enfants, ne pas leur donner « la nourriture émotionnelle et la présence » dont ils ont besoin. 

Investir dans l'enfance pour un avenir meilleur

Lors de l’épisode avec William Lafleur sur les conditions de travail des enseignants, ce dernier regrettait que l’État envisage l’éducation en termes de coûts et non d’investissement. Laelia Benoit partage ce point de vue. Elle souhaiterait qu’on se rende compte qu’une société dont les enfants vont bien est une société qui va avoir un énorme retour sur investissement dans les cinquante années qui suivront. Si les enfants sont en meilleure santé, ils deviendront des adultes moins malades, qui ont une meilleure vie familiale, privée, moins d’instabilité, qui réussissent mieux leurs études et dans leur travail. Ce seront des personnes qui seront en capacité d’aller vers l’autre avec une générosité et un esprit d’accueil qui ne sont possibles que quand on va bien. Ces compétences psychosociales faciliteront le dialogue et la résolution de problèmes lors de conflits sociaux, intercommunautaires, etc.

Mais pour obtenir de tels résultats, il faut accepter d’investir dans la jeunesse, dans son éducation et sa santé. Il faut accepter qu’un médecin qui soigne des enfants a besoin de plus de temps pour discuter avec la famille. Cet investissement est à penser dès la petite enfance avec les éducateurs et les éducatrices en crèche. On sait aujourd’hui ce qui fonctionne pour le développement du langage des enfants, de leurs compétences psychosociales. Encore faut-il aussi que les adultes soient formés. 

Si les décideurs voyaient à plus long terme, ils comprendraient que des enfants bien entourés, qui ont appris à se dépenser, à bien manger, à aimer leur corps, à le respecter ainsi que celui de l’autre, auront moins tendance à être en surpoids, à compenser un mal-être par des addictions. Ce sont autant de millions que la société économie ensuite en termes de soins. 

💡 Vous pouvez également découvrir le témoignage de Lyes Louffok, enfant placé, sur l’amour qu’il a reçu dans les premières années de sa vie grâce à sa première famille d’accueil et les failles de la protection de l’enfance en France.

Pistes pour sortir de l'infantisme

Combattre l'infantisme dans la société exige des mesures concrètes et innovantes.

  • une meilleure rémunération et formation des enseignants, pour notamment enrayer cette fuite des bons professeurs ;

  • un système de santé qui rémunère mieux également les soignants au contact des enfants. Le temps, c’est de l’argent, et ces pédiatres, médecins généralistes, infirmiers et spécialistes pédiatriques doivent passer du temps avec les parents. Ils mènent une action de prévention, sur les vaccins, l’alimentation, le sommeil, la sexualité des adolescents, etc. Toutes ces actions de prévention, sur les addictions, la nourriture, le respect, le consentement, c’est un investissement sur l’avenir. 

Dans son livre, Laelia Benoit propose aussi d’accorder le droit de vote aux enfants. Cela peut sembler provocateur, mais son objectif est d’ouvrir le débat. Les enfants sont-ils vraiment des sous-citoyens ? Ne doit-on pas tenir compte de leur avis ? À ceux qui disent qu’ils sont trop petits et ne comprennent rien, elles rétorquent qu’on n’empêche pas les personnes atteintes de maladie d’Alzheimer ou dans des situations de dépendances extrêmes, de voter… ou de donner leur voix à un membre de leur famille. Et on ne sait pas ce que font ces proches de cette voix. 

Attendre les 18 ans de l’enfant pour le laisser voter, c’est, à ses yeux, un signe qu’on les méprise énormément dans leur capacité naissante à avoir une opinion, à se renseigner. Dans l’épisode du podcast, Laelia Benoit développe son point de vue sur le sujet et mentionne le livre d’Adam Beforado, en anglais, A minor revolution, qui liste un certain nombre d’expériences menées en matière de droit de vote pour les enfants. 

L'Infantisme révèle les préjugés persistants à l'égard des enfants, impactant divers aspects de nos vies. Ce concept, bien que sous-estimé en France, trouve écho dans des pratiques et attitudes quotidiennes. Laelia Benoit souligne la nécessité d'investir dans la jeunesse pour façonner un avenir équilibré. Cela passe par l'adoption de mesures concrètes, telles que l'amélioration de l'éducation et de la santé infantile, voire des propositions audacieuses comme le droit de vote pour les enfants. De tels changements seraient une voie vers une société dans laquelle la considération et le respect envers la jeunesse seraient prioritaires. Briser les chaînes de l'infantisme, c’est investir dans un avenir meilleur.

Référence : 

Infantisme, Laelia Benoit, Seuil, 2023

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