Pourquoi est-ce si complexe de faire famille ? avec Sophie Galabru #178

Dans son livre Faire famille, la philosophe Sophie Galabru s’interroge, à travers une approche philosophique, sur ce qu’impliquent les liens familiaux. Au cours de cet épisode au micro des Adultes de demain, elle s’est exprimé sur les conflits familiaux, l’évolution de la place de l’enfant dans la famille, les mythes spécifiques de la vie familiale et les fameuses histoires de famille, que l’on porte parfois de génération en génération, rien qu’à travers son nom. 

Faire Famille aujourd’hui, un sujet complexe, boudé par la philosophie contemporaine

La philosophe Marie Robert avait déjà constaté le peu de cas que la philosophie avait fait de la maternité, lorsqu’elle s’était apprêtée à devenir mère. De son côté, lorsqu’elle a mené ses recherches, Sophie Galabru a pu observer que si les philosophes classiques tels que Kant, Hegel, Locke avaient traité le thème de la famille sous l’angle du mariage, du rapport à l’autorité et du groupement familial, ce sujet n’était plus guère investigué philosophiquement parlant. Peut-être parce que la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, la politique ont accaparé des constats comme la baisse des mariages, l’augmentation des séparations, les critiques entourant la famille traditionnelle et nucléaire. Ces disciplines ont investi la sphère de la famille et étouffé la voix des philosophes.   

Pourtant, si l’on souhaite comprendre les subtilités et les défis de la vie familiale moderne, il est essentiel de se pencher sur la complexité inhérente à l'acte de « faire famille ». C’est un processus qui dépasse largement la simple constitution d'un noyau familial.

Selon Sophie Galabru, la famille n'est pas seulement un groupement d'individus unis par des liens de sang ou de droit, mais un entrelacement de relations, d'émotions et d'expériences partagées. Cette complexité provient de plusieurs facteurs, notamment les attentes sociétales, les dynamiques internes de pouvoir et d'affection, et l'évolution constante des rôles au sein de la famille.

Les familles d'aujourd'hui doivent naviguer dans un environnement complexe où les traditions et les normes évoluent, parfois en conflit avec les valeurs et les attentes individuelles.

Démystifier la famille : attentes vs réalité

La famille, souvent idéalisée dans la culture populaire et les médias, est entourée de nombreux mythes et attentes irréalistes.

Or les familles ne sont pas toujours des havres de paix et d'harmonie, contrairement à ce que les images idéalisées voudraient nous faire croire. Sophie Galabru souligne que croire aveuglément aux promesses d'une vie familiale parfaite peut mener à la souffrance, en particulier lorsque ces attentes se heurtent à la réalité des relations humaines complexes et imparfaites.

L'idée que les membres d'une famille doivent toujours s'entendre, s'aimer inconditionnellement, et vivre en harmonie est un des mythes de la famille. Ces attentes, souvent basées sur des idéaux culturels, peuvent créer un terrain fertile pour la déception et le conflit lorsque la réalité ne correspond pas à ces images idéalisées.

Sophie Galabru met en garde contre les dangers de ces illusions familiales, expliquant comment elles peuvent conduire à des zones de turbulence et de violences importantes. En s'attachant à des fantasmes ou à des rêves irréalistes, les individus peuvent se retrouver confrontés à des crises profondes, tant sur le plan personnel que relationnel.

La démystification de la famille implique donc de reconnaître et d'accepter ses imperfections, ses défis et ses complexités. Cela signifie également d'avoir des attentes réalistes et de comprendre que chaque famille a sa propre dynamique unique, avec ses propres défis et joies.

Pour Sophie Galabru, il est essentiel de trouver un équilibre entre ce que l'on peut légitimement attendre de la vie familiale et la reconnaissance que la perfection est un mythe. En démystifiant la famille, on peut mieux apprécier sa valeur réelle, ses apports uniques, et naviguer plus sereinement dans ses complexités.

Les crises familiales : une étape inévitable 

Les crises familiales, bien qu'elles puissent être perçues comme des moments de tension et de conflit, sont en réalité une composante inévitable et souvent nécessaire de la dynamique familiale. Ces crises peuvent être à la fois un moment de rupture et une opportunité pour la croissance et la reconfiguration des liens familiaux.

Les familles, comme tout organisme vivant, traversent des cycles de changement et de transformation. Les crises familiales surviennent lorsque ces changements atteignent un point critique, généralement marqué par des conflits, des désaccords, ou des transitions importantes telles que les naissances, les décès, les mariages, ou les séparations. Ces moments critiques, bien que difficiles, sont des étapes naturelles de l'évolution de la famille. Ils permettent aux membres de s'adapter à de nouvelles réalités et de renégocier leurs rôles et leurs relations.

L'impact de ces crises sur les liens familiaux est significatif. Ces troubles peuvent tester la solidité et la résilience de ces liens familiaux, révélant à la fois des forces et des faiblesses. Cependant, comme le souligne Sophie Galabru, c'est précisément à travers la gestion et la résolution de ces crises que les familles peuvent renforcer leur cohésion et leur compréhension mutuelle. Les crises offrent l'opportunité de dialoguer, de régler des différends longtemps enfouis, et d'adopter de nouvelles perspectives plus adaptées aux besoins et aux aspirations de chacun.

Et si la sphère familiale enregistre souvent plus de conflits que la sphère amicale, c’est parce qu’on a beaucoup d’attentes face à la famille, lieu d’intimité, d’amour et de proximité. On peut donc avoir plus d’exigences, mais aussi de déceptions par rapport à sa famille que par rapport à ses amis. Par ailleurs, ses amis, on peut les choisir contrairement aux membres de la famille. C’est eux, en tous les cas les parents, qui ont voulu un enfant, l’ont désiré et accueilli. Cela crée un rapport beaucoup plus intime, intense.

La gestion des conflits familiaux

Pour Sophie Galabru, la famille est censée pouvoir accepter et accueillir les conflits. L’idéal est qu’elle puisse en faire quelque chose : être capable de négociations, de compromis ou pouvoir, par l’humour, le rire, une certaine forme d’acceptation, les esquiver, les contourner. La famille devrait apprendre à ses membres à faire ce cheminement. 

Néanmoins, dans certaines familles, dans certains couples, il est fréquent que la peur du conflit amène les individus à fuir les vraies conversations, intimes, chaleureuses, parfois un peu houleuses, mais qui vont dans le fond des choses, des sentiments, des affects et des idées. Ces personnes ont peur de se dire des choses qui peuvent déranger, qui sont inconfortables ou poussent à la remise en question et à se positionner en tant qu’individu. 

Ce sont des familles qui fuient. Elles pratiquent le small talk, des conversations superficielles. Le problème, c’est lorsqu’il y a trop de malaises, d’évitements et qu’un membre ressent un réel besoin de s’exprimer. Cela peut alors devenir explosif et sans retour. On est dans le tout ou rien, dans le silence ou l’explosion. 

Pour que la famille s’inscrive dans la durée, elle doit apprendre à accueillir le conflit, la négociation, le dialogue.  Les crises, bien qu'inévitables, ne sont pas insurmontables. Elles demandent une communication ouverte, de l'empathie et un engagement envers la résolution des conflits. En reconnaissant et en acceptant la nature inévitable des crises familiales, les individus peuvent mieux se préparer à les affronter, en utilisant ces moments comme des catalyseurs pour le changement positif et le renforcement des liens familiaux.

En abordant ces crises avec ouverture et résilience, les familles peuvent découvrir de nouvelles façons de « faire famille ». 

Les défis contemporains pour réussir à faire famille

Pour Sophie Galabru, la famille doit, dans la société d’aujourd’hui résister :

  • à l'impermanence ;

  • au rythme effréné et accéléré de la société, des progrès ;

  • à la digitalisation et à un monde de plus en plus virtuel.

La famille apparaît comme un pilier de stabilité et de continuité face à ces défis posés par la modernité. Elle est dépositaire de l'histoire et de la mémoire collective. Cela fait d'elle une « valeur-refuge » dans un monde en constante évolution.

La famille représente un maillage d'individus et de générations différentes, chacune avec ses propres expériences, événements et aspirations, qui sont destinés à être transmis à travers le temps. Cela confère à chaque membre de la famille un rôle actif à la croisée du passé et du futur, héritant des leçons et des valeurs de ses ancêtres tout en contribuant à la trajectoire future de la famille.

Sophie Galabru  souligne également l'importance de la famille dans la lutte contre l'individualisme exacerbé, qui peut mener à la désintégration des liens sociaux et familiaux face à l'inconfort ou aux conflits non résolus. Elle valorise la construction de l'identité individuelle, tout en affirmant que la beauté de la famille réside dans sa capacité à former une communauté dans laquelle les désirs et la liberté personnels sont négociés au bénéfice du soutien et de l'amour mutuels.

Alors que la société contemporaine affiche une tendance à la consommation des relations de manière superficielle, la famille, par son essence, devrait permettre de résister et de favoriser des liens durables et profonds en dépit des tentations d’égoïsme et d’individualisme. Face à ces liens affectifs et sexuels qui se dissolvent rapidement en raison des difficultés ou des incompréhensions liées aux relations, la famille se présente comme un refuge. 

Néanmoins, Sophie Galabru ne nie pas la nécessité de se construire comme un individu avec ses propres intérêts, dessinant sa trajectoire personnelle. Faire famille n’empêche pas cette forme d’individualisme. Au contraire, c’est une alliance qui permet de créer une communauté de soutien, d’aide et d’amour.  

L'amour dans la famille : essentiel ou optionnel ?

La psychologie et la psychanalyse l’ont montré : l’amour est essentiel pour l’enfant. C’est un besoin fondamental, structurel, nécessaire pour bien grandir, se développer, avoir envie de vivre. Des dépressions infantiles, post-natales ont pu être observées chez des nouveau-nés qui n’avaient pas envie de vivre, de se nourrir, car séparés précocement de leur mère, voire rejetés.

Il est naturel et compréhensible pour un enfant d'attendre de l'amour de la part de ceux qui l'ont mis au monde et qui s'occupent de lui. Cette attente est enracinée dans le besoin structurel de l'enfant d'être aimé. Mais dans les faits, ceux qui font venir au monde ne sont pas toujours prêts, n’ont pas toujours les ressources, ont été eux-mêmes malmenés, ont des problématiques non réglées. Leur façon d’accueillir, d’aimer peut alors être plus ou moins solide, fiable, constante. Et cela influencera la trajectoire de vie de l’enfant. 

Si l’amour est optionnel pour l’adulte (même si s’aimer, aimer et être aimé concourent fortement au bien-être), il est vital pour l’enfant. Comme le rappelle Lyes Louffok dans l’entretien accordé aux Adultes de Demain sur son combat d’enfant placé par la protection de l’enfance, cet amour n’a par contre pas besoin d’être donné par les parents biologiques.

Faire famille en accordant une place réelle à l'enfant

L’enfant justement, a une place qui évolue de plus en plus au sein de la famille. 

Initialement, il était perçu presque comme un petit adulte, avec peu de reconnaissance de ses besoins spécifiques ou de son statut particulier. Cette perspective a lentement évolué, surtout à partir du XIXe siècle. L'enfant a alors commencé à être considéré comme un être ayant des besoins propres, ce qui a mené à une plus grande surveillance et discipline. Cette évolution a continué jusqu'à l'époque contemporaine, caractérisée par une approche plus positive et bienveillante de l'éducation, qui valorise l'égalité et rejette les formes d'autorité jugées trop rigides ou hiérarchiques.

Sophie Galabru met toutefois en garde sur les conséquences d'une éducation qui manquerait de règles claires pour les enfants. L'absence de règles et de repères (décrite par le terme d'anomie) peut créer chez l'enfant un sentiment d'angoisse et d'incertitude, le poussant à tester les adultes pour comprendre sa place dans le monde. Cette situation peut mener à des comportements de conflit, d'agitation, et de nervosité, soulignant l'importance pour les parents de fournir un cadre de vie et éducatif structuré et sécurisant.

Le rôle des parents ne se limite pas à donner la vie, mais inclut également la responsabilité d'éduquer leurs enfants en leur transmettant des valeurs, des normes, et en les préparant à naviguer dans la société. C'est aux parents d’engager des discussions profondes avec leurs enfants pour partager leur vision du monde et l'histoire de leur famille, tout en restant ouverts aux questions et aux remises en question de leurs enfants. Cela permet non seulement de renforcer le lien familial, mais aussi de favoriser le développement individuel de l'enfant.

Faire famille tout en laissant s’envoler les enfants

Accompagné et soutenu par sa famille, l’enfant aura un jour le besoin intrinsèque de s’affranchir de sa propre famille. C’est un processus naturel marqué par la recherche d'autonomie tout en restant connecté à ses racines familiales. Ce besoin d'émancipation est certes universel. Il reste néanmoins particulièrement prononcé dans les sociétés occidentales libérales et capitalistes, où l'accent est mis sur l'individuation et la réalisation personnelle. 

Se créent alors des tensions entre l'appartenance à la famille et le désir d'indépendance individuelle. Le conflit peut survenir lorsque l'individu atteint un point où il souhaite vivre sa propre vie, distincte de celle de sa famille. Ce moment représente souvent une crise, caractérisée par des conflits de loyauté, de la culpabilité et des tensions entre les générations. 

La séparation du foyer familial est un événement critique, un rite de passage vers l'autonomie. Cet éloignement, parfois géographique, permet à l'individu de réévaluer l'éducation, les valeurs reçues, et de choisir son propre chemin, même si cela signifie entrer en dissidence avec les désirs des parents. Ce processus d'émancipation commence souvent à l'adolescence et peut se poursuivre dans la vie adulte. Il illustre les défis continus liés à l'établissement de la bonne distance avec les parents. Ce juste équilibre à trouver entre proximité et distance pour maintenir des relations familiales saines s’appelle le dilemme du hérisson.

Dans cet épisode très riche, Sophie Galabru évoque également l’histoire familiale qui se transmet de génération en génération, occasionnellement lourde à porter, ne serait-ce qu’à travers un patronyme. Elle explique comment s’en détacher peut permettre de construire son chemin propre plutôt que de s’inscrire dans une lignée. Elle aborde aussi cette question des parents qui exigent de leurs enfants, une fois qu’ils sont devenus adultes. Sous prétexte que l’enfant leur doit la vie (mais il n’a jamais demandé à venir au monde…), le gîte et le couvert pendant son enfance, les sacrifices faits pour lui, il aurait une dette à vie. Sophie Galabru dénonce cette comptabilité qui en vient à manipuler, capter son enfant et avoir du pouvoir sur lui.

Concluons sur le souhait de Sophie Galabru pour les enfants, ceux qui seront les adultes de demain : 

« je souhaite aux enfants de demain qu'ils aient une vitalité immense, une foi et un optimisme dans leurs ressources assez importantes pour lutter, réparer le monde et continuer d'adopter ou de faire des enfants. »

Référence : 

Faire famille, Sophie Galabru, Allary éditions, 2023

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