Replacer l’intelligence manuelle au cœur de l’éducation avec Gabrielle Légeret #246
Et si l’on remettait l’intelligence manuelle au centre de l’enfance et de l’école ? Dans cet entretien avec Gabrielle Légeret, fondatrice de l'association De l’or dans les mains, nous explorons tout ce que le travail de la main apporte : motricité fine, créativité, confiance, lien au vivant—et un contrepoids réel à la surexposition aux écrans. À partir d’exemples concrets (ateliers avec des artisans, projets qui donnent sens aux maths et aux sciences), cet article montre comment développer l’intelligence manuelle chez les enfants et pourquoi réhabiliter les métiers manuels est un enjeu éducatif, écologique et de société.
Une éducation qui oublie la main
« L’intelligence de l’enfant atteint un certain niveau grâce au travail de la main. Sans ce travail, l’intelligence ne peut s’épanouir pleinement. » — Maria Montessori, L'esprit absorbant.
Il fut un temps où, au collège, les cours d'EMT, éducation manuelle et technique, permettaient aux élèves de travailler le boix, le métal, le papier avec des séances de cartonnage, d'apprendre à coudre, à cuisiner. Puis ces cours furent remplacés par des séances de technologie, pour correspondre aux besoins industriels. Les ordinateurs arrivaient. Si au début, ces séances permettaient encore quelques travaux manuels, comme de la soudure, de l'électricité, la programmation a pris de plus en plus de place.
« Encore une fois, pour répondre aux besoins du marché du travail », souligne Gabrielle Légeret.
Notre système scolaire a donc progressivement relégué l’intelligence manuelle au second plan, au profit d’un modèle purement académique, centré sur la réussite intellectuelle et la performance théorique.
L'engagement de Gabrielle Légeret, co-autrice de l'ouvrage En finir avec les idées fausses sur les métiers manuels et l'artisanat et fondatrice de l’association De l’or dans les mains est né d’un constat simple : la plupart des enfants ne découvrent jamais la satisfaction de fabriquer quelque chose de leurs propres mains.
« Le collège a été très difficile pour moi parce que c'est un petit peu un âge où, dans le système tel qu'il est pensé, on étouffe un peu la créativité et il faut rentrer dans des moules. », confie-t-elle.
C’est pour que d’autres élèves puissent vivre l’inverse — apprendre, créer, comprendre par le geste — qu’elle a créé son association en 2021.
L’objectif de De l’or dans les mains est clair : remettre le travail manuel au cœur du système éducatif. L’association conçoit des programmes pour les collèges, où des artisans accompagnent les élèves dans la réalisation d’objets en lien avec leurs cours. Plus de 5 000 collégiens ont déjà participé à ces ateliers, et près de 200 établissements attendent désormais de pouvoir les accueillir.
Cette démarche s’inscrit dans un mouvement plus large de revalorisation des apprentissages concrets et des métiers de la main, encore trop souvent perçus comme des voies de relégation. Une problématique déjà évoquée dans notre épisode consacré à la valorisation des lycées professionnels, où les intervenants rappelaient combien le système éducatif français reste marqué par une hiérarchie entre le “manuel” et “l’intellectuel”.
Gabrielle Légeret le souligne :
« C'est peut-être ça la grosse erreur, c'est d'oublier que l'école n'est pas faite pour préparer le monde économique du pays, mais pour faire grandir des enfants, faire grandir leur potentiel, leur créativité, et en faire des citoyens de demain. »
À travers ce regard, l’intelligence manuelle redevient ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une clé essentielle du développement de l’enfant.
Redonner ses lettres de noblesse à l’artisanat
« Ces métiers de la main, ce sont des métiers de demain. Ils vont nous permettre d’accompagner nos transitions écologiques et sociales, parce que demain, il va falloir beaucoup plus apprendre à réparer soi-même les choses plutôt que de les jeter et de racheter. » — Gabrielle Légeret
Pendant des décennies, la société française a opposé intelligence manuelle et réussite intellectuelle. Les métiers de l’artisanat ont été perçus comme des voies de repli, réservées à ceux qui « ne réussissaient pas à l’école ». Résultat : une orientation souvent subie, un désamour profond pour des professions pourtant essentielles à la vie quotidienne et à la transition écologique.
Gabrielle Légeret dénonce cette injustice culturelle :
« Ces stéréotypes collent à la peau de ces métiers depuis très longtemps. Aujourd’hui, les jeunes ne les connaissent plus, parce qu’ils ne font plus partie de notre environnement. C'est tout l'imaginaire collectif qu'il faut transformer. »
Là où nos grands-parents passaient devant des vitrines d’artisans, les ateliers sont désormais relégués dans des zones industrielles, loin du regard des enfants.
Cette perte de contact avec le réel a contribué à dévaloriser des métiers pourtant porteurs de sens. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les métiers d’art regroupent 282 professions, de la broderie à l’ébénisterie, et rassemblent près de 500 000 actifs en France pour 64 milliards d’euros de chiffre d’affaires — autant que l’industrie pharmaceutique.
Pour Gabrielle Légeret, réhabiliter le geste, le savoir-faire et la beauté du travail manuel n’est pas seulement une question économique, mais une nécessité humaine et écologique. Produire localement, réparer plutôt que jeter, comprendre la valeur des matériaux : autant de gestes qui reconnectent les enfants à la réalité et leur apprennent la responsabilité.
Elle invite aussi à revoir nos critères de réussite :
« Aujourd’hui, ce n’est pas parce que vous faites cinq ans de droit que vous aurez un meilleur salaire qu’un menuisier. C'est sans doute la plus grosse chose à déconstruire. Il faut changer notre rapport à l’argent. Les élèves pensent que l'argent va résoudre tous les problèmes. Mais il y a toute une question de qualité de vie, de lien de sociabilité, de plaisir de faire aussi, sans se bousiller la santé, devant un écran toute la vie.. »
Réapprendre à admirer le geste, c’est aussi redonner à chacun la possibilité d’exprimer sa créativité, de ressentir la fierté du travail accompli et d’expérimenter la joie d’apprendre autrement. Une idée chère à André Stern, qui rappelle que l’enthousiasme de l’enfant est le véritable moteur de l’apprentissage.
À travers De l’or dans les mains, Gabrielle Légeret milite pour que cette joie du faire ne soit plus une exception, mais un pilier de l’éducation. Car l’intelligence manuelle, loin d’être un héritage du passé, est peut-être la plus moderne des intelligences : celle qui relie le geste, la pensée et le sens.
Les bienfaits éducatifs du travail manuel
« On a quand même des élèves de 13 ans qui ont du mal à tenir un ciseau dans une main, à découper correctement un carton et ça, c'est vraiment dû à la surexposition des écrans. » — Gabrielle Légeret
Si le travail manuel est si précieux, c’est qu’il agit à plusieurs niveaux du développement de l’enfant : moteur, émotionnel, cognitif et même écologique. Gabrielle Légeret le constate chaque jour à travers les programmes menés par De l’or dans les mains dans les collèges. Les effets des programmes qui remettent l'intelligence manuelle au cœur des apprentissages sont immédiats :
regain d’attention ;
fierté ;
motivation ;
redécouverte du plaisir d’apprendre par l’expérience.
Développer la motricité fine et la concentration
Les ateliers proposés par l’association révèlent une réalité inquiétante : la disparition progressive des gestes simples. Gabrielle Légeret mentionne l'exemple d'élèves américains de niveau CP, qui ont du mal à apprendre à écrire parce que leurs doigts ne sont pas suffisamment musclés pour tenir un stylo. Une conséquence directe de la surexposition aux écrans, qui limite la manipulation concrète et la coordination œil-main dès le plus jeune âge.
En réintroduisant la pratique manuelle à l’école, les enfants réapprennent à mobiliser leur corps, à observer, à ressentir. Ces gestes du quotidien deviennent de véritables leviers de concentration et de régulation émotionnelle. Redonner du temps à la main, c’est aussi redonner de la place au réel.
Cultiver la fierté, la confiance et la créativité
Dans les ateliers De l’or dans les mains, les enfants fabriquent des objets qui prennent vie sous leurs yeux : nichoirs, tabourets, luminaires… Ces réalisations concrètes restaurent la confiance en soi, notamment chez ceux qui sont souvent en échec scolaire.
« Ces élèves se retrouvent valorisésdans le fait de fabriquer, de faire apparaître un objet sur terre à partir de leurs mains, de leur créativité et ils sont fiers. Et ils ont mis un peu de leurs cours de maths dans la création de leurs nichoirs en bois avec le menuisier. Et la prof a dit que c'était super et qu'elle était vraiment très époustouflée », raconte Gabrielle Légeret.
Car oui, cette confiance qui se construit vient aussi du changement de regard des enseignants sur leurs élèves, quand ils découvrent que, dans d'autres contextes, leurs élèves peuvent se retrouver très talentueux.
Cette intelligence manuelle nourrit également la créativité : manipuler, assembler, expérimenter développe une pensée souple et intuitive. L’enfant comprend que l’erreur n’est plus un échec, mais une étape du processus. Il s’ouvre à la beauté du geste, à la patience, à la persévérance — autant de qualités qui participent à la construction du soi et à l’équilibre émotionnel.
Apprendre autrement : théorie et pratique réunies
Les programmes de De l’or dans les mains s’intègrent directement aux matières scolaires. Gabrielle Légeret cite un exemple :
« Mettre un enfant dans l'expérience, dans l'expérimentation, dans la pratique de ce qu'il a appris théoriquement en cours, comme travailler sur le théorème du Pythagore en couture, en fait, ça permet vraiment de consolider les acquis et d'améliorer la performance des élèves ».
Cette approche rejoint la théorie des intelligences multiples, selon laquelle chaque enfant possède une combinaison unique de comprendre le monde, qui mobilise des compétences corporelle, spatiale, musicale et/ou logico-mathématique.
En replaçant la main dans le processus d’apprentissage, on donne à chaque élève la possibilité d’activer son plein potentiel. Et comme le rappelle Gabrielle Légeret, replacer l'intelligence manuelle au sein du système éducatif, cela peut résorber le risque d'avoir des enfants dans l'incapacité de tenir un stylo ou des ciseaux.
Et autre argument et non des moindres sur le fait que la pratique manuelle peut significativement contribuer à la réussite éducative :
« Des pays ont très bien réintégré des cours de pratiques manuelles au sein de leur système de façon régulière, comme la Norvège, comme la Suède, comme l'Estonie, comme la Suisse. Et ce sont des pays qui sont plutôt très bien classés dans le classement PISA ».
L'intelligence manuelle dès le plus jeune âge permet de s'assurer que les enfants musclent suffisamment leur main pour tenir un crayon et apprendre l'écriture. ©Cottonbro
L’intelligence manuelle, une réponse au tout-numérique
Dans une société saturée d’écrans, où l’attention se fragmente et où le geste s’efface, l’intelligence manuelle apparaît comme une respiration. Travailler avec ses mains, c’est rétablir le lien entre le corps, l’esprit et la matière. C’est aussi réapprendre à ressentir le temps, la texture, l’effort — autant d’expériences que le numérique, aussi fascinant soit-il, tend à effacer.
Gabrielle Légeret observe au quotidien cette soif de concret :
« Quand on est avec le corps directement en lien avec la matière, on n’a plus envie de regarder son écran, parce qu’on est concentré, parce qu’on est avec ce qu’on fait, parce qu'on regarde sa main, parce que la main devient le prolongement de son cerveau et elle fait autant que le cerveau. Et ça, en fait, je pense que c'est en effet une des solutions absolument essentielles pour pouvoir lutter contre la surexposition des écrans. »
Ce rapport sensoriel au monde nourrit l’attention et favorise la présence à soi. En façonnant un objet, en jardinant ou en réparant, l’enfant retrouve une pleine conscience du réel, à rebours des sollicitations incessantes du monde digital. Le geste manuel devient ainsi un antidote à la passivité : il ancre, il engage, il structure.
Mais au-delà d’un simple contrepoint au numérique, le travail manuel réapprend à regarder le monde autrement. Observer la matière, comprendre sa résistance, sa fragilité, c’est déjà poser un autre regard sur la nature et sur le vivant.
Cette idée fait écho à l’épisode Reconnecter les enfants et la nature, où la redécouverte du lien sensoriel est présentée comme une clé essentielle du bien-être et de l’équilibre intérieur.
Dans cette perspective, la main n’est plus seulement un outil, mais un moyen d’éveil. Rétablir ce lien, c’est offrir aux enfants une alternative au monde des écrans — une manière de retrouver le plaisir d’apprendre par le faire, d’éprouver la beauté du geste, et de renouer avec une forme d’attention profonde, presque méditative.
Des pistes concrètes pour cultiver l’intelligence manuelle
« Je pense que c'est super important de pouvoir repasser plus de temps avec eux (les enfants NDLR) en faisant des choses. » — Gabrielle Légeret
Si l’école a un rôle à jouer dans la réhabilitation de l’intelligence manuelle, la maison peut aussi devenir un formidable terrain d’expérimentation. Gabrielle Légeret le rappelle : nul besoin de programmes complexes pour redonner toute sa place au travail de la main. Le plus important, c’est le temps partagé entre l’adulte et l’enfant, ce moment où l’on crée ensemble, où l’on observe la matière, où l’on s’émerveille du vivant.
« On met aussi beaucoup nos enfants devant nos écrans parce qu'on a une société, un monde du travail qui nous demande beaucoup plus qu'il y a 20-30 ans où finalement, après 18h30, même après 20h30, on a besoin de travailler. Et donc, l'écran est une solution de facilité pour pouvoir occuper nos enfants », déplore-t-elle.
Elle encourage les parents à réintroduire de petites pratiques manuelles au quotidien pour faire des choses avec les enfants. Ces activités de type Do-It-Yourself par exemple, peuvent être simples : cuisiner, bricoler, jardiner, réparer un objet, fabriquer un carnet ou un petit meuble. L’essentiel n’est pas la perfection du résultat, mais la joie de faire. Ces moments partagés renforcent la relation parent-enfant et développent chez l’enfant la confiance, la curiosité et le sens de l’effort.
Pour ceux qui manquent d’inspiration, Gabrielle Légeret cite le compte Les Mercredis sous la pluie, qui propose des idées de DIY et de créations simples à réaliser en famille. Ces activités permettent de renouer avec le plaisir du geste, de manipuler, d’observer, de fabriquer ensemble — une manière douce de faire entrer la créativité dans la maison.
Le jardin est également un espace idéal pour exercer l’intelligence manuelle : planter, arroser, observer la croissance des légumes ou des fleurs permet à l’enfant d’expérimenter le cycle du vivant, de comprendre la patience, et de se reconnecter à la nature.
« Ça peut être aussi aller dans le jardin pour pouvoir observer, réapprendre aux enfants à observer et s'émerveiller du vivant », précise Gabrielle Légeret.
Cette approche rejoint celle évoquée dans L’école dehors – Marie Petit, où l’apprentissage passe par l’expérience directe et sensorielle.
Ces moments simples, faits de gestes, d’observations et de découvertes, éveillent la créativité et la conscience écologique des enfants. Ils leur apprennent qu’on peut créer du beau avec peu, qu’on peut réparer, transformer, imaginer.
En cultivant la main autant que l’esprit, les parents transmettent bien plus qu’un savoir-faire : ils transmettent une manière d’être au monde — curieuse, respectueuse et émerveillée.
L’inelligence manuelle peut aussi se développer en famille. Gabrielle Léger recommande de « faire des choses » en famille, notamment à travers des DIY. ©Karolina Grabowska
Reconnecter les enfants au vivant
« Quand on aura compris que même lorsqu'on ne va pas très bien, on peut se replonger dans quelque chose qui nous fait du bien, comme du jardinage, comme de la broderie, pour s'évader, plutôt que se plonger dans des écrans qui, on le sait, ont des algorithmes qui font quand même beaucoup de mal à notre santé, je pense qu'on aura résolu pas mal de problèmes du monde. Parce qu'être connecté à la nature, ça crée aussi de l'empathie. Et aujourd'hui, on en manque un peu. » — Gabrielle Légeret
Au terme de cet échange, un message s’impose : réapprendre à faire, c’est réapprendre à être. À travers le travail de la main, l’enfant retrouve un lien essentiel avec le monde vivant. Il observe, il touche, il ressent, il comprend. Et dans cette relation sensorielle, se développe une conscience nouvelle : celle de l’interdépendance, du respect, de la gratitude.
Pour Gabrielle Légeret, cette connexion au vivant est indissociable d’une éducation plus humaine. Cultiver l’intelligence manuelle, c’est apprendre à ralentir, à écouter, à observer la beauté d’un geste ou d’une matière. C’est redonner à l’enfant la possibilité de s’ancrer dans le réel, de construire, d’imaginer, de réparer — autant d’actes porteurs de sens dans un monde dominé par la vitesse et la dématérialisation.
En réconciliant la tête, la main, le cœur, on forme non seulement des enfants épanouis, mais aussi des adultes capables d’attention, d’émerveillement et d’empathie.
Parce qu’un enfant qui sait créer, réparer et admirer le monde sera demain un adulte capable d’en prendre soin.
Références pour aller plus loin :
En finir avec les idées fausses sur les métiers manuels et l’artisanat, dirigé par Gabrielle Légeret, Éditions de l’Atelier, 2025
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